
Ce temps étrange avait ses caprices. Tout à coup, avec la rapidité sautillante des films, l'une de ses tantes s'habilla de blanc, se laissa entourer de parents qui se rassemblèrent autour d'elle avec la même hâte du cinéma d'époque, pour se diriger d'un pas alerte et saccadé à l'église où la tante se retrouva à côté d'un homme à moustache, aux cheveux lisses, huilés. Et presque aussitôt - dans la mémoire de Charlotte ils n'eurent même pas le temps de quitter l'église - la jeune mariée se couvrait de noir et ne pouvait plus lever ses yeux alourdis de larmes. On aurait pu croire, tant le changement fut rapide, que déjà en sortant de l'église elle était seule, portait le grand deuil et cachait du soleil ses yeux rougis. Les deux journées n'en faisait qu'une - colorée d'un ciel radieux, animée du carillon et du vent d'été qui semblait accélérer plus encore le va-et-vient des invités. Et son souffle chaud collait au visage de la jeune femme tantôt le voile blanc de mariée, tantôt le voile noir de veuve. (p. 79)
Tous les hommes qu'elle rencontrait semblaient ou bien se ruer vers un but inconnu, en assiégeant les trains, en s'écrasant sur les embarcadères, ou bien attendre, on ne savait pas qui - devant les portes fermées des boutiques, à côté des portails gardés par des soldats et, parfois, tout simplement au bord de la route. (p. 83)
D'ailleurs, depuis des mois déjà, j'éprouvais cette angoise bizarre: celle d'avoir trop appris... Je ressemblais à cet homme économe qui espère voir la masse de son épargne lui procurer bientôt une façon de vivre toute différente, lui ouvrir un horizon prodigieux, changer sa vision des choses - jusqu'à sa manière de marcher, de respirer, de parler aux femmes. La masse ne cesse pas de gonfler, mais la métamorphose radicale tarde à venir.
(...) J'espérais plutôt un mystérieux déclic, pareil à celui du ressort dans une boîte à musique, un cliquetis qui annonce le début d'un menuet que vont danser les figurines sur leur estrade. J'aspirais à ce que ce fouillis de dates, de noms, d'événements, de personnages se refonde en une matière vitale jamais vue, se cristallise en un monde foncièrement nouveau. (p. 167-168)
Non, ce qui m'avait bouleversé, c'était l'invraisemblance de la vie. (...) C'était trop à la fois. Cet excès me confondait. La coïncidence gratuite, absurdement évidente embrouillait mes pensées. Je me disais que dans un roman, après cette histoire atroce des femmes enlevées en plein Moscou, on aurait laissé le lecteur reprendre ses esprits pendant de longues pages. Il aurait pu se préparer à l'apparition d'un héros qui terrasserait le tyran. Mais la vie ne se souciat pas de la cohérence du sujet. Elle déversait son contenu en désordre, pêle-mêle. Par sa maladresse, elle gâchait la pureté de notre compassion et compromettait notre juste colère. La vie était en fait un interminable brouillon où les événements, mal disposés, empiétaient les uns sur les autres, où les personnages, trop nombreux, s'empêchaient de parler, de souffrir, d'être aimés ou haïs individuellement. (p. 215)